« Cadastrer les terres par lignages et reconnaître que la naissance confère le droit à la terre par légalisation »

Pr MBOPDA ATHANAS  Géographe – Cartographe – Chercheur en sciences humaines - Travailleur social

« Cadastrer les terres par lignages et reconnaître que la naissance confère  le droit  à la terre par légalisation »

L’émergence de l’espace urbain dans une société traditionnelle africaine s’est accompagnée de profondes mutations : la notion de   communautarisme est remise en question. Le morcellement des parcelles est consacré ; le droit de la femme à la propriété foncière est reconnu. Mais au regard de nombreux conflits et malentendus générés par les questions foncières, on est en droit de se poser la question de savoir si le foncier  moderne a été bien approprié pour être acclimaté dans nos modes de fonctionnement. En témoignent les différences de sensibilité entre le foncier urbain et le foncier rural. Le Pr Athanase MBOPDA, géographe et chercheur  en sciences sociales  décrypte ces bouleversements et propose des solutions pour que le citadin reste harmonisé avec son contexte culturel traditionnel.

 

Qu’est-ce que le foncier rural ? Qu’est-ce que le foncier urbain ?

La ville en Afrique et au Cameroun en particulier est une innovation. La plupart de nos cultures ne généraient pas en elles-mêmes des villes, c’est-à-dire, des concentrations très fortes des hommes, de leurs lieux de résidence et de leurs activités, et généralement des activités non agricoles. Et la différence entre l’espace urbain et l’espace rural est souvent basée sur ce fait. Dès lors, sachant que notre société est une société agricole, une société  rurale, au moment où les européens arrivent en 1884, on comprend bien que les logiques que nous avons intégrées culturellement, nos schémas de fonctionnement ne sont pas des schémas de fonctionnement  urbains ou citadins, au moins pour 99%  de la population. Je veux dire que c’est cet accident de 1884, quand les Européens décident de venir coloniser l’Afrique qui va nous introduire dans  « le foncier moderne » que nous avons aujourd’hui adopté. Ils vont donc introduire une logique foncière qui est beaucoup plus tirée de leur propre expérience culturelle qui est celle du cadastre: du cadastre occidental, du cadastre romain ou grec, si on peut dire.  Ce cadastre affecte une parcelle à une personne à travers un mécanisme de mesure et de bordage qui n’est pas dans la même logique que nos techniques traditionnelles.

En plus, dans ce dispositif, le plus surprenant pour nous, c’est qu’une personne est une personne, c’est-à-dire que la femme par exemple peut avoir une parcelle à elle, alors que nous savons que dans notre système coutumier qui est le transfert de nos traditions habituelles,  la femme est généralement exclue de la propriété de la terre parce qu’elle-même est considérée comme une propriété (une propriété ne peut pas en avoir une autre). Mais il faudrait rectifier pour dire que c’est quand on essaye de  transposer notre système  traditionnel dans le système moderne qu’on retrouve cette sorte de dichotomie ferme. En réalité, dans le système traditionnel de la zone de l’Afrique équatoriale et au Cameroun en particulier (la partie sud forestière), la femme a le droit d’usage ; sa propriété, c’est la propriété du champ; tandis que la propriété du terrain c’est celle des hommes.

 

Comment déterminait-on la propriété foncière dans le droit coutumier ?

La propriété du terrain étant liée à  la guerre, pour défendre le territoire, c’est celui qui va aller au front, s’il  y a une menace sur le territoire, qui est  déclaré propriétaire du terrain. Et c’est la personne qui utilise la terre qui en est le propriétaire par la suite. C’est pour cela qu’on dit que la création de la  parcelle foncière au Cameroun se fait par la machette, c’est-à-dire que  vous avez créé une clairière là où vous avez abattu des arbres ; alors, vous avez le droit à la parcelle, tandis que  l’ensemble du groupe qui défend ce territoire va avoir la propriété sur le terrain.

Mais dans la société beti (Ewondo) par exemple, qui a refusé le principe du chef qui serait maître des terres et qui reconnaît le principe du leader qui parle au nom du lignage, le rapport à la propriété est encore beaucoup plus souple. Donc on n’a pas de terrain arrêté qui serait la propriété d’ un tel, mais on a des parcelles en cours d’aménagement, d’exploitation et qui appartiendraient à celui qui  a abattu les arbres et ensuite à ses épouses, ses frères ou ses sœurs, à la communauté.

A la faveur de la colonisation  tikar et des esclavagistes arabes, il y ‘aura une infiltration sous forme de chefferies. Les chefferies, ce n’est pas leur système authentique. Les chefferies émergent  avec des gens venus implanter des têtes de lignes d’extraction esclavagiste et qui ont développé des dynasties à domination coupées de la population initiale. Le chef a la propriété légale des terres, puisque c’est lui qui organise la guerre, mais les sociétés rencontrées sur place ont créé un droit féminin qui est le « droit du champ ».  Ce droit est inaliénable ;  il est même transmissible de mère en fille, ce qui fait que dans la région de l’Ouest, dite bamiléké, vous pouviez être propriétaire d’une concession et les femmes qui utilisent  cette concession, vous ne les reconnaissiez même plus parce que c’est la transmission de mère en fille,  de générations en générations qui leur a légué ce droit d’exploiter la terre. Toujours est-il que, chaque fois que vous prenez une épouse, vous devez lui offrir une parcelle d’étrangère. Dans la culture bantoue, la femme, c’est l’étrangère ; donc, quand elle arrive, on lui doit une parcelle d’étrangère pour l’implanter dans la concession. C’est cela qui vaut reconnaissance du fait qu’elle est entrée dans la concession ; ensuite elle transfèrera à sa fille qui transfèrera à sa petite fille et ainsi de suite, sans avoir à demander quoi que ce soit au système des hommes, mais le terrain n’est pas aliénable, alors que  le champ lui leur appartient. Le droit moderne qui arrive aujourd’hui va perturber tout ce dispositif.  Rien qu’à ce niveau, vous voyez qu’il y a aujourd’hui deux logiques qui ne sont pas harmonisées. Le droit de la femme a été complètement discrédité avec l’introduction du dispositif romain qui a été adaptable et cela crée d’énormes problèmes parce que s’attaquer aux droits de la femme, c’est s’attaquer aux droits des neveux maternels. Ces gens ont gardé un rapport à la terre qui est un rapport collectif dans lequel le droit à la terre de la femme relève d’une autre logique que  du droit à la terre de l’homme.

 

Comment sortir de l’inadéquation entre le foncier coutumier et le droit moderne ?

Cadastrer les terres par lignage c’est la première étape : que tous les lignages aient leurs terres cadastrées, ce sera la reconnaissance de la propriété collective.  Ensuite, à l’intérieur des lignages, cadastrer les terres par grandes familles, par grandes sous-familles, jusqu’aux ménages. Et dans cette technique-là, si on veut rester harmonisé avec notre contexte culturel traditionnel, il faudrait reconnaitre que la naissance confère le droit à la terre par la légalisation, par le titre foncier. C’est un peu reconnu dans le droit actuel, mais de façon moins forte que cela  ne l’était dans les traditions. Si vous avez un enfant qui naît chez vous, automatiquement son nom doit être inscrit dans le titre foncier indivis. Au même moment où vous faites son acte de naissance, il devient copropriétaire dans tous les niveaux de propriété, que ce soit dans votre concession, que ce soit dans le lignage, à tous les niveaux il doit être inscrit dans l’indivis.

 

Alors comment faire pour ajuster les deux ?

L’idée que j’ai eue et je ne suis pas le seul, c’est que l’Etat devrait prélever sur les terres collectives une fraction, c’est-à-dire que, si on considère que l’ensemble du  Cameroun  c’est le domaine national, une fraction des terres collectives doit être consacrée comme indivisible propriété des lignages et des familles. Une autre partie doit être prélevée, peut être 1/4 comme contrepartie du coût que l’Etat a engagé pour cadastrer l’ensemble du territoire national et l’autre 1/3 qui reste tombe dans les usages individuels.  Les règles doivent êtres établies de telle façon qu’ à partir d’un certain seuil de morcèlement et de revente, la terre ne soit plus cessible, ce qui permettrait au moins aux familles, notamment  dans le contexte urbain, surtout pour les autochtones qui sont complètement sortis de l’histoire de la géographie, de garder une parcelle qui est incessible  et sur laquelle seule la famille peut investir, mais qu’on ne peut plus vendre. Parce que l’enracinement par la terre fonde la citoyenneté.  Si tout le monde est déraciné comme c’est le cas  aujourd’hui dans nos villes où  on a des enfants qui naissent et qui n’ont plus où aller, alors que leur arrière-arrière-grand-parents étaient là, on va vers une vie sociale dangereuse. Et de deux, parmi les enfants, le garçon et la fille doivent rester indivis, parce que dans le mécanisme moderne actuel où le divorce est consacré, nos sœurs courent le risque d’être des apatrides dans leur propre pays ; or, c’est  environ 52% de la population. Nous devons donc reconstruire la lecture que nous faisons de l’émergence de la légalisation de la propriété foncière en tenant compte du dispositif de légitimation du rapport à la terre. C’est là toute la difficulté qu’on a actuellement parce qu’on a voulu faire comme des européens sans être des vrais européens et quand on veut faire comme les Africains, on ne le fait pas jusqu’au fond. Nous devons apprendre nous-mêmes à indigéniser les dispositifs modernes que nous avons hérités. « C’est un peu cette lecture générale que je vous donne comme cadrage, il nous manque aujourd’hui la manière de nous organiser sur la limitation de l’espace et le cadastrage du titre foncier».

 

Quelles sont les éléments qui peuvent favoriser une transition harmonisée  entre le foncier coutumier et le foncier moderne ?

Pour revenir au foncier rural et au foncier urbain, dans les zones rurales, le fond a survécu tant bien que mal. Dans la zone urbaine, c’est la jungle et l’élément qui devrait être fondateur d’une transition harmonisée ce sont les notaires et les agents du cadastre qui comme vous et moi sont analphabètes  dans leur propre culture.  Voilà la situation du nœud de ce qu’on appelle titre foncier, indépendamment de l’aspect culturel et des aspects écrits et oraux, parce que les bornes utilisées chez nous, ne sont pas des bornes de ciment, c’est la parole donnée et le crédit de la personne qui la garde. Dès que cette parole donnée fout le camp, elle n’a plus lieu d’être. Aujourd’hui, on peut vous tromper de bonne foi pour prendre vos terres. d’ailleurs, avec la nouvelle législation, on voit des élites prendre des parcelles de terrains collectifs à gauche et  à droite et soulever pour les administrateurs d’énormes problèmes de stabilité sociale et de paix dans différentes parties du pays. L’ancienne présidence a eu ce problème. Pendant des années, les descendants du légitime propriétaire au sens traditionnel demandaient au président  Ahidjo de quitter son terrain. Les enfants d’Essono qui avaient donné la parcelle aux Allemands, se retrouvant déguerpis en compensation.  C’est pour cela que  le problème du déguerpissement au Cameroun doit être purement réfléchi à partir de nos propres systèmes, suivi d’un réarmement  culturel. Sinon, on va poser des actes qui semblent légaux, mais du point de vue légitimité, sont facteurs de trouble social. Voilà un peu le fond de l’affaire.

 

Quelles sont les difficultés ?

Maintenant, si l’on reste dans le cadre légal moderne, la première difficulté du titre foncier, c’est son coût. C’est sa longueur procédurière. J’ai compté, sur quelques expériences que j’avais prises en filature,  plus de 350 opérations pour accéder à un titre foncier pour une communauté autochtone.  A la fin, les survivants qui ont eu leurs titres fonciers n’ont eu que 10% de leurs terrains. Sans compter les rivalités qui avaient décimé la famille.

Sachez qu’un autochtone Beti ne vend jamais son terrain, de même qu’il ne vend pas sa fille quand il l’envoie en mariage. C’est pour cela que la dot ne finit jamais. C’est pour cela qu’il y a une grosse incompréhension entre l’autochtone ici à Yaoundé et la personne qui vient d’une autre culture avec la logique moderne du titre foncier pour acquérir le terrain. Une fois que tu as payé, cela crée un lien entre vous qu’on  ne pourra plus casser. De la même manière que quand tu prends la fille de quelqu’un, cela créé un lien  entre vous que tu ne peux plus casser. Conséquence,  dès qu’il y a un deuil, c’est légitimement dans sa tribu  qu’il s’attende que tu compatisses et que tu viennes.

Or, si tu prends la terre,  ce lien n’est plus maintenu. Du point de vue  culturel, il y’a un vide qui se crée et qui va être la cause sourde que les deux acteurs ignorent même parfois, des difficultés de vivre ensemble entre eux  et ces difficultés explosent souvent au moment des élections. C’est là que tout devient fou, tout devient flambant et la société s’embrase, parce que nous n’avons pas décrypté et restitué dans leur forme de départ comment c’était configuré et comment cela doit évoluer de façon consensuelle.

La question du titre foncier pose la question générale du patrimoine; qu’est ce qui appartient à qui? Comment peut-on partager les choses qui appartiennent à tous sans que certains soient lésés ? Les dispositions prudentielles permettant d’éviter la spoliation, d’éviter l’inégalité qui engendre la guerre.  C’est justement ce problème de réinventer les dispositifs et les mécanismes qui assurent  la continuité de cette logique sécuritaire et sécurisante qui est le grand défi de notre existence. Sinon demain, ce sont les Chinois et les Japonais qui payeront le terrain et nous serons perdus ; il y’a donc tout un travail de recherche, de construction, d’expérience avec des erreurs, des avancées, des reculs etc.,  qu’il faut réarmer.

 

Quel est le regard du géographe que vous êtes sur la  question du cadastre?

Entre le géographe et le cadastre, il y’a une grosse distinction : le géographe va aller de l’échelle de la plus petite parcelle jusqu’au monde.  Le cadastre lui, dès que cela dépasse un seul millième, il s’arrête. Cela veut dire que son univers est un univers parcellaire  et très local alors que le géographe va se poser les questions sur l’articulation jusqu’au niveau mondial.

Le regard du géographe traverse toutes les sphères-là et est contraint de le questionner sur deux points : la densité et  la liberté,  c’est-à-dire densité sociale et densité physique. C’est cela la grande question du géographe : si on est plusieurs ou si on est moins nombreux par rapport à un espace, par rapport à un groupe,  un positionnement social.  Qu’est-ce qui permet de créer de l’harmonie ? C’est la densité sociale. Donc, c’est l’écart entre la densité affective et la densité effective qui est source de problème d’exploitation du monde. Si on réussit à ajuster soit parce qu’on s’est entendu, soit parce qu’il y’a des dispositifs qui nous y poussent, on trouvera soit la stabilité, soit la paix, soit la guerre et soit l’instabilité. Bien-sûr, entre-temps on peut inventer des termes comme l’Etat, des niveaux l’indépendance (quoi que l’indépendance n’existe pas pour le géographe, nous sommes tous interdépendants).  C’est l’approche militaro-colonialiste qui a inventé  ce leurre : l’indépendance, c’est un leurre. On est interdépendant puisque la géographie dans un premier temps va étudier  la connaissance du monde en tant que découverte, mais comme il y’avait un biais colonial, l’européen considérait que n’était connu que, le monde qu’il connaissait. Conséquence, on a enseigné à nos enfants qu’on a découvert l’Afrique en 1780, mais les gens qui étaient là découvraient-ils  eux-aussi ? Vous voyez, le géographe a une lecture qui est étendue à l’interface des autres sciences sociales pour rendre la connaissance de la terre utile pour le réarmement moral et son exploitation à de bonnes fins. Le cadastre lui, ce n’est que la mesure de la propriété foncière en terme de superficie. C’est la distinction que je peux émettre. L’économiste viendra mettre par-dessus la couche de l’établissement des valeurs d’échange, combien de mètres carrés es-tu prêt à donner pour prendre cette femme ? Pour ne prendre que cet échange du troc.

 

Propos recueillis par

Emilienne N. Soué & M.N

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