" Eviter que la zone de Bakassi ne soit le ventre mou des groupes armés, de bandits, de pirates qui trouveraient là une zone de non administration, une zone de non autorité "
Le professeur Alain Didier OLINGA, auteur de L'Accord de Greentree du 12 juin 2006 relatif à la presqu'île de Bakassi, nous plonge dans le fond de son ouvrage et s'exprime sur l'actualité de l'heure à Bakassi.
Quel est l'intérêt de votre ouvrage pour la communauté scientifique dont vous faites partie et pour l'opinion publique ?
Je crois que d'un point de vue scientifique et universitaire, l'analyse d'un instrument tel que l'accord de Greentree du 12 juin 2006 fait partie des préoccupations normales, il s'agit de mettre en évidence les modalités concertées de mise en œuvre de l'arrêt de la Cour internationale de justice. Vous savez que l'Acoord de Greentree est intervenu dans un canevas politico-diplomatique bien précis qui est celui des suites de l'Arrêt du 10 octobre 2002 dans l'affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria. Donc, l'étude de cet accord nous permet non seulement, d'exposer un instrument de technique conventionnelle mais surtout de voir comment la technique conventionnelle est mobilisée pour mettre en œuvre un énoncé juridictionnel revêtu formellement de l'autorité de la chose jugée. Et ayant besoin que cette autorité soit concrétisée, soit traduite dans les faits. Et ce qui m'a intéressé dans cet accord d'un point de vue scientifique, c'est justement cette heureuse combinaison de l'énoncé judiciaire et de la technique diplomatique qui se traduit ici par l'instrument conventionnel pour la réalisation du droit international. C'est très important pour la communauté scientifique et pour les internationalistes qui ont quelquefois tendance à séparer beaucoup trop mécaniquement ce qui relève du " droit pur " et ce qui relève du " politique pur ". Entre le droit pur et le politique pur, il y a beaucoup d'interactions et le droit peut arrêter ou essayer de saisir le politique et le politique ou le diplomatique peut aider le droit à réaliser son office.
S'agissant de l'opinion, il est bon qu'un instrument de cette nature quitte les dédales politico-diplomatiques internationaux ou les enceintes purement universitaires parce que l'Accord de Greentree, c'est un instrument majeur dans nos relations entre le Cameroun et le Nigéria et il est bon que l'opinion la plus large soit informée des tenants et aboutissants d'un instrument de ce type, qui aura des effets d'ici la fin des périodes transitoires, mais peut-être au-delà ; il est bon de mettre cela à la portée du public. *
Votre ouvrage montre comment la négociation diplomatique des deux protagonistes africains -bien qu'encadrée par l'ONU- a été le moyen sûr de parvenir à l'effectivité de l'arrêt du 10 octobre 2002. A cet effet, l'accord, qui a une vocation différente de l'arrêt est-il le prolongement logique de ce dernier et peut-il devenir un modèle dans les conflits interétatiques où la bonne foi de l'un des protagonistes fait parfois défaut, si on se réfère au cas du Nigéria ?
Là il ya deux choses. D'abord le fait que des solutions soient trouvées entre les protagonistes directs d'une crise pour faire en sorte que l'on dépasse la période du conflit et du contentieux pour revenir à la paix. L'Accord de Greentree est au cœur d'un tel processus, mais, dans le cadre d'un énoncé juridictionnel qui est considéré comme intangible et qui balise le cadre de la négociation diplomatique. L'intervention des Nations unies est heureuse parce que les Nations-unies sont au cœur du système de la paix internationale et de la sécurité collective. Donc, les deux protagonistes africains, avec la fibre africaine, avec la sensibilité africaine, ont travaillé sous les auspices des Nations-unies, et n'oubliez pas que ces Nations-unies étaient elles-mêmes pilotées par un fils d'Africain, le Ghanéen Koffi Atta Annan. Cette heureuse synergie des volontés a fait en sorte qu'on arrive à cette solution qui est très intéressante et qui devrait être élargie et généralisée, amener les protagonistes directs d'un conflit, d'une crise, d'un contentieux, à travailler aux solutions devant mettre un terme à ce conflit, mais avec le secours neutre, impartial et bienveillant de la communauté internationale. Que ce soit les Nations-unies ou une autre communauté.
Et maintenant, l'autre aspect que soulève votre question est l'utilité des tiers impartiaux là où les acteurs des conflits peuvent être de mauvaise foi. Dans le cas du Cameroun et du Nigéria, c'est vrai que le Cameroun avait intérêt à ce que sa discussion avec le Nigéria ne reste plus dans un bilatéralisme étriqué, parce que ce bilatéralisme avait déjà montré ses limites auparavant et qu'il fallait soumettre le travail entre les deux acteurs à la vigilance de la communauté internationale, parce que c'est cette vigilance qui a rendu les assauts de mauvaise foi beaucoup plus difficiles et a contraint finalement les uns et les autres au minimum incompressible de bonne foi qui a conduit à l'Accord de Greentree et aux efforts qui sont entrepris depuis lors.
Le Parlement du Nigéria avait manifesté un désir de contester l'accord de Greentree excipant que le président Obsanjo aurait engagé son pays en violation de la Constitution. Où est la part du droit national et celle du droit international dans cette affaire ?
Le droit international, le droit conventionnel international en principe prime sur le droit national ; c'est la tendance générale à la primauté peut-être par monisme, du droit international sur le droit interne. Ce qui est en œuvre dans ce que vous venez d'évoquer, c'est le fait qu'un Etat ne peut s'abriter derrière les dispositions de son droit interne pour ne pas se soumettre à des obligations internationales qui ont été contractées librement, sauf s'il y a eu violation d'une règle interne d'importance fondamentale au moment de la conclusion de l'accord. Mais, l'attitude des sénateurs nigérians était très difficile à tenir parce qu'on aurait compris une telle levée de boucliers au moment de la signature de l'accord, ou au moment du début de sa mise en œuvre qui était immédiate, puisque l'accord entrait en vigueur à sa signature. La mauvaise foi peut être alléguée lorsqu'on soulève la violation de la loi fondamentale, longtemps après le début de la mise en œuvre de l'accord ; ce n'est pas une attitude de bonne foi de la part des sénateurs nigérians. Cette mise en œuvre du droit sans violation flagrante de la constitution nigériane traduit la volonté politique du président Olusegun Obasanjo dont nul ne pouvait soupçonner l'intention de piétiner la constitution de son pays. Il a engagé ce dernier dans un processus déjà balisé par l'arrêt d'une Cour, qui est l'organe des Nations-unies dont le Nigéria et le Cameroun sont membres. Et il n'était pas possible que le Nigéria refuse de se conformer à l'article 94 alinéa premier de la Charte qui demande aux Etats de respecter les arrêts de la Cour Internationale de Justice. En ce sens, le président nigérian a fait preuve d'une grande stature d'homme d'Etat, respectueux des engagements internationaux de son pays, à savoir, la Charte des Nations-unies, l'arrêt de la Cour internationale de Justice et l'Accord de Greentree qui n'en était qu'une modalité de mise en œuvre. C'est comme cela qu'il faut lire la chose. Et le président Yar 'A dua a été très habile, d'un point de vue diplomatique et politique, mais aussi d'un point de vue de compréhension de la mécanique du droit international en suivant les pas de son prédécesseur et en ne se laissant pas intimider par les sénateurs qui voulaient profiter du départ de l'extrêmement charismatique Obasanjo et du temps de prise de fonction du président Umaru Moussa Yar' Adua pour essayer de revenir sur ce qui était un acquis irréversible, à moins que ce ne soit des problèmes de politique politicienne internes et non pas véritablement des questions de politique entre le Cameroun et le Nigéria qui aient conduit les sénateurs nigérians à essayer de jouer de l'argument Bakassi pour obtenir d'Umaru Moussa Yar'Adua des concessions sur le plan interne sur tel ou tel aspect.
Maintenant que des rebelles supposés nigérians maintiennent l'insécurité à Bakassi, le Cameroun va-t-il user de la voie diplomatique ou alors de la voie judiciaire pour régler le problème ?
La situation en ce moment à Bakassi ne se pose plus en terme direct ou en tout cas explicite de conflit, ou de litige ou de différend entre le Cameroun et le Nigéria. Il est d'abord symptomatique que lorsqu'il y a eu cette prise d'otages, ces actes de piraterie dans la péninsule, les autorités camerounaises, au plus haut niveau aient cru devoir expliquer clairement que le gouvernement fédéral nigérian n'était en rien responsable de ce qui s'était produit. Alors, dans la mesure où il ne s'agit pas encore et qu'à Dieu ne plaise, d'un conflit interétatique il faut plutôt réfléchir à ce qui était proposé, susurré dans le communiqué qui a sanctionné la rencontre de Saint-Cloud ou le communiqué qui a sanctionné la rencontre de Genève en 2002 à savoir des politiques concertées entre les deux Etats pour la sécurisation de la péninsule. Avant, on avait parlé de l'idée d'une démilitarisation, qui a fait long feu. Mais il n'est pas exclu qu'on rentre dans une logique d'une communauté de sécurité dans cette péninsule de Bakassi ou de part et d'autre dans la péninsule, pour éviter que la zone soit le ventre mou de groupes armés, de bandits, de pirates qui trouveraient là une zone de non administration, une zone de non autorité. D'où l'intérêt pour le Cameroun d'administrer effectivement la zone et l'intérêt pour le Nigéria d'aider le Cameroun à cette tâche. Le souhait est qu'il y ait une coopération entre le Cameroun et le Nigéria, pourquoi pas avec la Guinée Equatoriale et avec nos partenaires extérieurs qui veulent bien nous aider. Une coopération pour sécuriser la zone, pour que nous n'ayons plus - c'était l'objectif de nos deux chefs d'Etat- un contentieux qui nous amène soit à perdre des hommes, soit à dépenser beaucoup d'argent dans des procédures judiciaires longues devant les mécanismes internationaux.
Propos recueillis par Emilienne N. Soué