Droit administratif : Le recours gracieux préalable 30 ans après

Par Grégoire Yves DOUNGUE KAMOUniversité de Dschang Cameroun - Master en droit public 2011

Une trentaine d'années après l'ordonnance n°72/6 du 26 août 1972 portant organisation de la Cour Suprême, on peut se poser la question de savoir si le recours gracieux préalable à la saisine de la juridiction administrative demeure la même institution qu'elle avait été conçue et appliquée à l'origine.

Aujourd'hui, à l'heure de la transformation de notre société sous l'emprise des libertés et droits de l'homme, il s'avère important de nous demander si le recours gracieux préalable au Cameroun a intégré l'évolution des libertés et des droits de l'homme.

Le recours gracieux préalable est -t-il toujours notamment comme l'écrivait jadis le Professeur Kamto le « casse- tête du contentieux administratif camerounais » ? Il est donc important de mettre en évidence les différentes transformations que ce recours a connues en l'espace de trente ans.

Cette étude nous permettra de constater que le recours gracieux préalable a évolué tant dans le fond que dans la forme.

Dans le fond, les règles relatives à l'autorité adressataire ont connu une modification significative tandis que celles relatives aux délais n'ont quasiment pas changé.

Sur la forme, le recours gracieux préalable reste un recours précontentieux dont le caractère d'ordre public est menacé par une multitude d'exceptions.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

En contentieux administratif, le recours gracieux est la phase préalable au déclenchement d'une action en justice contre l'Administration. En tant que tel, c'est un acte de procédure qui constitue un pré requis à l'accès à la juridiction administrative. Il a pour but d'inviter l'Administration « selon le cas soit à retirer l'acte administratif contesté, soit à réparer le préjudice que son action ou son inaction a pu causer aux tiers1 ». Ce préalable peut alors bloquer ou au contraire déclencher la phase proprement contentieuse du contentieux administratif2. Les recours gracieux sont des « recours qui sans être nécessairement fondés sur un droit violé sont portés devant l'Administration elle même et se règlent par une décision administrative »3. Par ailleurs, le fondement du recours gracieux se trouve dans un principe général dégagé par le juge administratif français à savoir « la possibilité pour les autorités administratives d'assurer par une procédure de retrait le contrôle de leurs propres actes4 ». Le requérant informe l'Administration par le recours gracieux préalable de l'imminence d'une action en justice contre elle. Il lui demande le réexamen d'une décision litigieuse faute de quoi cette dernière pourra être éventuellement contrainte par une décision de justice. Le recours gracieux préalable est la survivance de la théorie du Ministre juge en France. Selon cette théorie, le Ministre tranchait en premier ressort le litige et sa décision pouvait être contestée en appel devant le Conseil d' État5. La loi n°2006/022 du 29 décembre 2006 fixant l'organisation et le fonctionnement des tribunaux administratifs en son article 17 alinéa 1 dispose : « Le recours devant le tribunal administratif n'est recevable qu'après rejet d'un recours gracieux adressé à l'autorité auteur de l'acte attaqué ou à celle statutairement habilitée à représenter la collectivité ou l'établissement public en cause ». Cette disposition est novatrice à plusieurs égards par rapport à l'ordonnance n° 72/06 du 26 août 1972 fixant l'organisation de la Cour Suprême de 19726. Il est toutefois nécessaire de délimiter les cadres conceptuel et méthodologique de notre sujet.

I- APPROCHE CONCEPTUELLE DU SUJET

Il convient de ne pas confondre le recours gracieux avec des recours précontentieux avec lesquels il partage la même finalité qui est celle de requérir de l'Administration qu'elle revienne sur une décision prise auparavant. Nous pouvons évoquer à ce titre le recours hiérarchique, le recours de tutelle, la règle de la décision préalable applicable devant les tribunaux français, le « fiat justicia anglais ». De même nous ferons un distinguo entre les modes alternatifs de règlement des conflits, les recours contentieux et le recours gracieux préalable.

A - RECOURS GRACIEUX PRÉALABLE ET RECOURS HIÉRARCHIQUE

Le recours hiérarchique contrairement au recours gracieux préalable est adressé non pas à l'autorité auteur de l'acte, mais plutôt à son supérieur hiérarchique7. Le contentieux administratif camerounais laisse quelque place au recours hiérarchique. Un tour d'ensemble de ce contentieux nous permet de remarquer que dans le contentieux fiscal le requérant insatisfait de la décision du Directeur des impôts doit obligatoirement exercer un recours auprès du ministre des finances. On peut raisonnablement penser qu'il s'agit là d'un recours hiérarchique puisqu'il va sans dire que le ministre des finances est le supérieur hiérarchique du directeur des Impôts. Aux termes de l'article 321 du Code Général des Impôts, « Lorsque la décision du directeur des Impôts ne donne pas entièrement satisfaction au réclamant, celui-ci doit adresser sa réclamation au ministre des Finances. La réclamation ainsi présentée doit pour être recevable remplir les conditions suivantes ;...être présentée dans un délai d'un mois à partir de la notification de la décision du directeur des Impôts ou dans les soixante jours de la date de mise au recouvrement du rôle ou de la connaissance certaine de l'imposition8 ». Le verbe devoir exprimant une obligation, on doit y comprendre qu'il ne s'agit pas d'un recours hiérarchique facultatif. C'est pour cela que le juge administratif a eu à débouter les requérants qui n'avaient pas respecté cette formalité9.

Le recours hiérarchique partage avec le recours gracieux préalable le fait qu'il vise à obtenir un règlement non juridictionnel du litige administratif et contribue ainsi à décongestionner le prétoire administratif. On peut aussi par ailleurs regretter le fait que le législateur camerounais n'ait pas comme ses homologues béninois, burkinabé et marocain10 laissé aux requérants la possibilité de choix entre le recours gracieux et le recours hiérarchique. Au Bénin par exemple, l'article 68 alinéa 2 de l'ordonnance n°21/PR du 26 avril 1966 dispose : «Avant de se pourvoir contre une décision individuelle, les intéressés doivent présenter un recours hiérarchique ou gracieux tendant à faire rapporter ladite décision ». Il découle de cette disposition qu'au Bénin, le recours gracieux et le recours hiérarchique ont les mêmes finalités. La juridiction administrative a eu à dégager sous l'empire de l'ordonnance de n° 72/06 précitée le lien qui peut exister entre le recours gracieux préalable et le recours hiérarchique11.

B- RECOURS GRACIEUX PREALABLE ET RECOURS DE TUTELLE

Le recours de tutelle comme son nom l'indique est adressé à l'autorité assurant la tutelle de l'Administration auteur de l'acte incriminé. Il est l'émanation du pouvoir de tutelle dans l'Administration moderne.

Le pouvoir de tutelle est exercé le plus souvent par le pouvoir central et dans tous les cas au nom du pouvoir central sur une personne morale autre que l' État, qui peut être soit une collectivité locale, un établissement public ou un organisme privé exerçant une mission de droit public12. Il s'agit du pouvoir reconnu à l'autorité de tutelle de provoquer l'annulation, d'approuver, et d'orienter les actes des autorités sous tutelle. Le pouvoir de tutelle entraine dans certains cas la substitution des autorités de tutelle aux autorités locales. Le recours de tutelle joue un grand rôle dans le contrôle administratif et dans les rapports pouvoir central pouvoir infra étatique. Au Cameroun il permet au gouverneur et au préfet par exemple d'exercer le contrôle étatique sur les Communes et les Régions, c'est aussi un mécanisme de contrôle des établissements publics. Si par exemple un acte pris par le recteur de l'Université de Dschang est remis en cause par un étudiant, le recours de tutelle sera adressé au ministre en charge de l'Enseignement Supérieur. Enfin, il permet une résolution non juridictionnelle du litige administratif.

Le recours de tutelle a été consacré par le législateur camerounais dans certains contentieux. C'est le cas du décret n°90 / 1464 du 09 novembre 1990 qui prévoyait en son article 31 que « Les actes du délégué du Gouvernement, du maire ou de l'administrateur municipal peuvent faire l'objet d'un recours gracieux auprès de leur auteur. En cas d'insuccès ou si le magistrat municipal garde le silence pendant un mois, ils sont soumis à l'appréciation du Préfet qui dispose de deux mois pour y donner avis ... ». Ce recours était autant obligatoire

C - RECOURS GRACIEUX PRÉALABLE ET RÈGLE DE LA DÉCISION PRÉALABLE

La règle du recours gracieux préalable (RGP) applicable en droit camerounais du contentieux administratif ne traduit pas la même réalité que celle de la décision préalable applicable en droit français. Il est toutefois important de relever que la règle du recours gracieux préalable est issue de la de la règle de la décision préalable. Ces deux règles partagent également les mêmes finalités à savoir protéger l'Administration, le justiciable et enfin faciliter la tâche du juge en l'informant du contenu de la demande du requérant14.

La règle du RGP est d'application générale. Par application de cette règle, obligation est faite systématiquement à tout requérant, sauf exception, de s'adresser à l'Administration avant de saisir le juge quelle que soit la forme du contentieux en cause. Il n'en va pas ainsi de la règle de la décision préalable française car elle oblige juste le requérant à diriger son recours contre une décision de l'Administration. Il en découle que dans le contentieux de l'annulation pour excès de pouvoir, « cette règle se trouve nécessairement remplie puisque le recours pour excès de pouvoir est un procès fait à un acte15 ». Le requérant n'a plus besoin d'une décision préalable car celle-ci existe déjà et il peut tout simplement l'attaquer. La règle de la décision préalable n'a donc de sens que dans le contentieux de pleine juridiction parce que dans cette hypothèse, l'Administration n'a pu prendre position sur le problème, et il revient au requérant de la provoquer afin de saisir le juge administratif sur les suites à donner à l'affaire16.

Autrement dit, dans le contentieux de l'excès de pouvoir, la décision préalable est constituée par la décision attaquée elle-même17. Pour le Professeur René Chapus, la règle de la décision préalable a deux avantages particuliers. D'une part, elle impose aux requérants de donner la possibilité de leur accorder ce qu'ils réclament, ce qui évitera le procès ; c'est-à-dire qu'elle joue le rôle de « préliminaire de conciliation ». D'autre part, si l'affaire est portée devant le juge administratif, « le litige se trouve concrétisé et délimité par ce qui a été demandé et cela est de nature à faciliter le travail du juge18 ».

Les modes alternatifs de règlement des conflits au rang desquels l'arbitrage19, la transaction administrative20, la conciliation et la médiation poursuivent aussi le même but que le recours gracieux préalable. Il en va de même du « fiat justicia » de l'ancien Cameroun anglophone21. Le RGP se pose en s'opposant aux recours contentieux 22.   

EN BREF

1 GUIMDO DONGMO (B-R), « Le droit d'accès à la juridiction administrative au Cameroun .Contribution à l'étude d'un droit fondamental», RRJ, n°XXXIII-121 ,2008-1, p.469.

2 KAMTO. (M) « La fonction administrative contentieuse de la Cour Suprême du Cameroun », in Les Cours suprêmes en Afrique (sous la direction de CONAC (G) et de DUBOIS De GAUDUSSON (J), Paris, Economica, 1988, pp.31-67, notamment p.42.

3 TROTABAS (L) et ISOART (P), Droit public, Paris, LGDJ, 21ième Ed, 1988, p. 200.Voir aussi AUBY (J -M) et FRAUMONT (M), Les recours contre les actes administratifs dans les pays de la Communauté Économique Européenne (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas), Paris, Dalloz, 1971, pp.215 et ss.

4 Voir les conclusions du Commissaire du gouvernement Rivet sur l'arrêt Dame Cachet, CE, 3 novembre 1922, p.552 ,GAJA,6ième Ed, 1974, n°170, pp.170 et suivants. Cité par KAMTO (M) « La fonction administrative contentieuse de la Cour Suprême du Cameroun », Article précité, p.43.

5 TROTABAS (L) et ISOART (P), Ouvrage précité : le Chef de l'État rendait la justice administrative. « Juger était considéré comme administrer». Le Ministre supérieur hiérarchique des services était de droit juge de droit commun en matière administrative : c'était la théorie du Ministre juge qui fut abandonnée en France depuis l'arrêt CADOT de 1889 qui marque la séparation de l'Administration active de la juridiction administrative.

8 Code Général des Impôts. Voir jugement n°128/02-03/CS-CA du 24 septembre 2003, Me N'DENGUE Thomas Byll c/ État du Cameroun (MINFIB).

9 Voir jugement n°128/02-03/CS-CA du 24 septembre 2003, Me N'DENGUE Thomas Byll c/ État du Cameroun (MINFIB), jugement précité.

10 Voir ONDOA (M), Le droit de la responsabilité publique dans les États en développement : Contribution à l'étude de l'originalité des droits africains. Thèse Droit, Université de Yaoundé II-SOA, T.1, pp. 83 et ss. Voir aussi ENONE EBOH (T), les délais dans le contentieux de l'excès de pouvoir au Bénin, Mémoire disponible sur http://www.memoireonline.com 2007.

11 Jugement n°36/04-05/CS-CA du 29 décembre 2004, Crédit Foncier du Cameroun c/ État du Cameroun (MTPS) et MISSOKA Antoine Marie. On peut y relever ce qui suit : « Attendu qu'en droit camerounais, le recours hiérarchique s'identifie au recours gracieux en ce qui concerne la décision de l'inspecteur provincial du travail ».

12MOREAU (J), Droit administratif, PUF, Collection droit fondamental, Paris 1989, p.124.

que le recours gracieux préalable et le juge n'hésitait pas à sanctionner sa violation13.

13 Jugement n°66/2008/CS-CA du 18 juin 2008, Entreprise des Travaux à Hydraulique et de Génie Civil (ETHYGEC) c/ Communauté urbaine de Yaoundé.

14 DEGUERGUE (M), Procédure administrative contentieuse, Paris Montchrestien, 2003, p.79.

15 DEGUERGUE (M), Ouvrage précité, p.78.

16 Voir JACQUOT (H), Article précité, p.113.

17 DE LAUBADERE (A) ,VENEZIA (J.C) ,GAUDEMET (Y),Traité de droit administratif ,T.1 ,14ième Ed, Paris, LGDJ,1996,1027 p. , p.476.

18 CHAPUS (R), Droit du contentieux administratif, Paris, Montchrestien ,7ième Ed, 1998.pp.444 et ss.

19 PATRIKIOS (A), L'arbitrage en matière administrative, Préface de GAUDEMET (Y), T. 189, LGDJ, Paris 1997, 339 p. L'auteur déclare qu'a priori, « l'arbitrage en matière administrative peut apparaitre d'abord au voyageur du droit comme une terre de désespérance». Cependant, il est d'un grand atout pour les administrés et l'Administration. Voir aussi TCHAKOUA (J-M), Les modes alternatifs de règlement des différends, Cours polycopié de Maitrise, Université de Dschang, 2007-2008, p.16.

20 En France le recours à la transaction est prôné par les pouvoirs publics dans certains domaines. Une circulaire du Premier Ministre français du 6 février 1995 relative au développement du recours à la transaction pour régler amiablement les conflits (JO 15 fév. 1995, p. 2518) a encouragé la conclusion des transactions pour une meilleure satisfaction des intérêts publics. Malgré l'intérêt qui s'attache à la transaction et les encouragements de la circulaire du 6 février 1995, le développement projeté du recours à la transaction se traduit aujourd'hui par un relatif échec. Dans son rapport public 2008, le Conseil d' État relève que les Administrations demeurent réticentes face à la solution transactionnelle. Voir aussi Journal officiel de la République française, 18 septembre 2009, Texte 27 sur 106 ; Circulaire du 7 septembre 2009 relative au recours à la transaction pour la prévention et le règlement des litiges portant sur l'exécution des contrats de la commande publique, fichier PDF, 8 p.

Voir aussi BOUSQUET (J-B), « Une circulaire pour favoriser le recours aux transactions administratives ». À propos de la circulaire du 7 septembre 2009, élément précité. Disponible sur le site http://www.lextenso.fr/weblextenso/article/print?id=PA200923605, Petites Affiches, Droit administratif, 26 novembre 2009 n° 236, p.6. Tous droits réservés.

21 NKONGHO (E), « The francophone « recours gracieux » and the Common law « fiat justicia » of the former Federal Republic of Cameroon » , Juridis info n°22, avril-mai-juin1995, pp.87-90.

22 L'article 2, alinéa 3 de la loi de 2006 précitée dispose :

« (3) Le contentieux administratif comprend :

  1. a) les recours en annulation pour excès de pouvoir et, en matière non répressive, les recours incidents en appréciation de la légalité. Est constitutif d'excès de pouvoir au sens du présent article :

- le vice de forme ;

- l'incompétence ;

- la violation d'une disposition légale ou réglementaire ;

- le détournement de pouvoir

Pour une bonne compréhension de notre sujet, l'approche méthodologique doit être précisée.    

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