Baba Wame, Rodrigue Ndeutchoua Tongue et Félix Cyriaque Ebolé Bola sont accusés de « non-dénonciation » et Ahmed Abba est accusé de « complicité d'acte de terrorisme et non-dénonciation d'acte de terrorisme ». Quels sont les faits et quelle est la procédure ?...En attendant le verdict…
Selon les observateurs de la scène juridico-politique camerounaise, ce sont les premiers journalistes à être jugés devant un tribunal militaire. Il s’agit de fait de deux affaires distinctes mais dont le cordon ombilical est la profession journalistique que tous les quatre mis-en-cause partagent. Et c’est dans l’exercice de cette profession qu’ils se sont mis aux prises avec la justice, et pas celle de droit commun, celle militaire.
RAPPEL DES FAITS
Dans la première affaire, celle qui concerne trois journalistes, les mis en cause sont : Baba Wame, président de l’association des cybers journalistes, Félix Ebolé Bola, journaliste au quotidien « Mutations » et Rodrigue Tongue, précédemment au quotidien « Le Messager » et maintenant à « Canal2 International». Les trois journalistes ont reçu vers août 2014 des documents provenant de Me Abdoulaye Harissou notaire, incarcéré pour « outrage au président de la République », « révolution contre la patrie et hostilité »,« complicité d’assassinat » et « port et détention illégale d’armes de guerre ». Pour aller plus loin, il est avancé que ces informations faisaient état de : « collusion entre des membres des forces de sécurité et le dirigeant d'un groupe armé de la République Centrafricaine, qui avait été accusé d'avoir attaqué une ville dans l'est du Cameroun ». Selon d’autres sources, les mis-en-cause « affirment, qu’ayant appris qu’un rebelle centrafricain négociait avec le régime de Yaoundé, en vue d’obtenir une exfiltration vers l’Afrique du Sud en contrepartie du désarmement de sa bande armée qui aurait commis des exactions contre des civils à l’Est du Cameroun, ils avaient adressé une demande d’information au patron de la police qui n’y a jamais donné suite ». Ces documents contenaient visiblement « des informations susceptibles de nuire à la sécurité de l’Etat ». Defait après avoir reçu les dits documents, les journalistes avaient adressé un courrier à la police pour obtenir de plus amples informations. N'ayant pas reçu de réponse, ils ont abandonné l'enquête et n'ont pas publié leur article.
LA PROCÉDURE
C’est sur ces entrefaites, que le 28 octobre 2014, les trois journalistes seront convoqués devant le Tribunal militaire et auditionnés par le commissaire du gouvernement [il s’agit du procureur devant le tribunal militaire]. Certaines mesures sont prises à l’issue de leur audition; ils sont notamment placés sous le coup de plusieurs mesures d’interdiction. Il leur est interdit de sortir du pays. De plus, ils ne sont pas autorisés à passer plus de 15 jours hors de la capitale Yaoundé, sans l’avis préalablement favorable du commissaire du gouvernement. Ils ne sont pas autorisés à faire des déclarations publiques ni autorisés à publier dans les médias. Toute violation de ces prescriptions les expose à une mise en détention immédiate à la prison centrale de Yaoundé. Pour repartir libre du tribunal le 28 octobre à la fin de l’audition, chacun des trois journalistes est appelé à présenter deux personnes garantes de sa liberté. Ils doivent également s’y présenter toutes les semaines.
De fait, les trois suspects sont inculpés au titre de l'article 107 du Code pénal du Cameroun, et placés sous surveillance judiciaire.Â
Entre le 30 janvier et le 6 févier 2015, le juge d’instruction du Tribunal militaire de Yaoundé signe des ordonnances de main levée d’office de la surveillance judiciaire dont faisaient l’objet, depuis le 28 octobre 2014, les trois journalistes. Après un changement de juge d’instruction suite à une affectation, le 4 décembre 2015, une ordonnance de non-lieu partiel est signifiée aux journalistes concernés, par le nouveau juge d’instruction du Tribunal militaire de Yaoundé. Ce dernier, va désormais considérer comme «suffisamment établies» à l’encontre des inculpés «les charges pour non dénonciation». Il ordonne en conséquence leur renvoi devant le TMY statuant en matière criminelle. Autrement dit, les journalistes vont devoir comparaître avec possibilité d’être condamnés à des peines privatives de libertés. L’ordonnance de renvoi reprend donc qu’il est reproché à chacun des trois journalistes, «courant juillet-août 2014, en tout cas dans le temps légal des poursuites, en temps de paix, [de] n’avoir pas averti les autorités militaires, administratives ou judiciaires de toute activité de nature à nuire à la défense nationale. Faits prévus et réprimés par les articles 74 et 107 du Code pénal».
Le vendredi 22 janvier 2016, les trois journalistes vont se présenter et comparaître devant le tribunal militaire aux côtés de Me Harissou et d’Aboubakar Siddiki.
Mais l’affaire est renvoyée au 19 février 2016 au motif que le dossier en possession du commissaire du gouvernement était différent de celui détenu par les avocats de la défense. Ces derniers ont demandé d’être mis au même niveau d’information que le Commissaire du Gouvernement. L’affaire se poursuit donc…
LES ARGUMENTS DE LA DÉFENSE
Les trois inculpés ont pris pour ligne de défense nier d’avoir découvert des informations susceptibles de compromettre la sécurité nationale et affirment vouloir protéger leurs sources. Selon les arguments soulevés en défense, les autorités camerounaises doivent abandonner immédiatement et sans condition toutes les charges retenues contre les trois journalistes accusés de n'avoir pas divulgué des informations car, « accuser des journalistes parce qu'ils ont respecté l'éthique de leur profession constitue une violation du droit à la liberté d'expression et un tournant inquiétant au Cameroun », déclare-t-on à la décharge des hommes de médias.
 Dans le même sens, il est avancé que « le Code pénal du Cameroun doit être modifié dans le respect des normes internationales en vue de protéger la liberté d'expression et la confidentialité des sources » et que « la population a le droit d'être informée et la sécurité nationale ne doit pas être invoquée comme prétexte pour empêcher les journalistes de faire leur travail ». Pour sa défense, Félix Ebolé Bola s’est expliqué, selon certains confrères, en ces termes «Je crois avoir été patriote et professionnel dans cette histoire. Je considère ceci comme une machination. Comme la justice est là pour dire le droit, j’espère que la justice va se manifester ». Rodrigue Tongué a quant à lui avancé, selon les confrères que «Depuis un an et demi que l’affaire est en instruction, je ne sais pas exactement de quoi il retourne. J’ai donné toutes les informations dont je disposais à la police et au juge d’instruction ». Ce dernier confesse qu’il a reçu les informations querellées par courrier électronique et que ce courrier en question n’a pas été vérifié comme il le souhaitait par l’instruction qui a refusé de le soumettre à la vérification. Il va postuler que « d’habitude, on reproche aux journalistes de bâcler leurs enquêtes mais là , on les condamne pour avoir pris du temps avant de publier leurs articles». De plus, il est avancé que « les mis en cause en tant que journalistes sont tenus par la protection de leurs sources » ou qu’ils « ne sauraient être des supplétifs des services de renseignement ».
PROBLÈMES JURIDIQUES
La non-dénonciation est beaucoup employée depuis le début de l’affaire mais demeure peu claire pour le commun des citoyens. L’article 107 du code pénal du Cameroun pose : « Non-dénonciation. Est puni des peines [d'un emprisonnement de un à cinq ans et d'une amende de 50.000 à 5 millions de francs] le citoyen qui en temps de paix n'avertit pas les autorités militaires, administratives ou judiciaires dès le moment où il en a connaissance, de toute activité de nature à nuire à la défense nationale ».
Il faut dire que l’élément matériel ici est assez large. Tous les moyens d’informations sont pris en compte, e-mails, téléphones, lettres et autres. Au plan de l’élément moral, il faut une intention et de la volonté au sens de l’article 74 et même aussi l’imprudence ou la négligence.
Cette affaire met aussi en exergue la notion de « surveillance judiciaire ». De fait, dans le code pénal, cette mesure est davantage une mesure de sûreté. Selon les articles 40, 41 et 42, le juge peut placer « un condamné ou un récidiviste » en surveillance avec obligation entre autres d’établir son domicile en un lieu déterminé, de déférer aux convocations de l'autorité chargée de la mission de surveillance et d'assistance, de recevoir les visites du surveillant et lui communiquer les renseignements. il s’agit encore de prévenir le surveillant de toute absence excédant 15 jours et l'aviser de son retour et d’obtenir l'autorisation préalable de l'autorité chargée de cette mission avant tout déplacement à l'étranger. Le nouveau code de procédure à son article 246 autorise le juge d’instruction à recourir à cette mesure postpénale réservée aux condamnés contre un inculpé.
L’AFFAIRE ABBA
Après Rodrigue Ntongue, Félix Ebolé Bola et Baba Wame, c’est un autre journaliste, Ahmed Abba, correspondant en langue haoussa de Radio France international (RFI) au Cameroun qui est mis en cause pour « complicité d'acte de terrorisme et une non-dénonciation d'acte de terrorisme ». Cet homme de médias de 37 ans est accusé de n’avoir pas signalé aux autorités, les activités du groupe terroriste Boko Haram dont il aurait eu connaissance. Selon certains médias, ce journaliste est interpellé le 30 juin 2015, dans l’Extrême-nord du Cameroun, en possession de deux cartes d’identité, (une du Nigéria et une autre du Cameroun).
PROCÉDUREÂ
Selon nos confrères, après son arrestation, le suspect est détenu au Groupement mobile d’intervention (GMI) de Maroua. Le 14 août 2015, il est transféré à la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE) où il passe trois mois « au secret ». Le 13 novembre 2015, le journaliste est conduit à la prison secondaire du secrétariat d’Etat à la Défense (SED) où il est gardé à vue. Ses avocats et sa famille peuvent dès lors le voir après 26 jours de garde à vue. Le 9 décembre 2015, il est placé sous mandat de détention provisoire à la prison principale de Yaoundé, annexe de la prison centrale où sont détenues toutes les personnes accusées d’accointance avec Boko Haram ou toutes autres organisations terroristes. Son procès s’ouvre le 29 février 2016. Dans son numéro du 1er mars 2016, Le Jour indique que l’accusé a plaidé non coupable alors que « ses conseils demandent la nullité de cette procédure entre autres pour détention arbitraire et illégale et sévices corporels et torture ». Me Charles Tchoungang, l’avocat d’Ahmed Abba insiste, dans une sortie visible sur le site internet de RFI, sur le fait que le mis en cause a été détenu du 30 juin au 30 novembre 2015 « dans le secret total, sans aucune possibilité d’entrer en contact avec un membre de sa famille, de son avocat ou même d’un médecin. Cette période, pense l’avocat, aurait servi à une exploitation plutôt violente du suspect par divers actes de torture et de pression morale ». L’affaire a été reportée au 28 mars 2016. C’est à cette date que la dernière audience s’est justement tenue en présence de son avocat Me Charles Tchougang. L’affaire étant en cours, il est difficile de détailler davantage le contenu exact des faits, mais, toujours est-il que conformément à la loi n° 2014/028 du 23 décembre 2014 portant répression des actes de terrorisme, ce dernier risque la peine capitale, si sa culpabilité était établie.
Willy Zogo