Autodéfense: « ... une arme à double tranchant »

Dr. Armand Leka Essomba

sociologue, Enseignant au Département de Sociologie de l’Université de Yaoundé I

L’universitaire pose un diagnostic critique sur les comités d’autodéfense, qui sont certes utiles, mais ne peuvent se substituer aux forces de l’ordre pour garantir la sécurité dans nos quartiers.

Qu’est- ce qui selon vous, a favorisé l’émergence des comités d’autodéfense comme acteurs de relais des forces de maintien de l’ordre dans les quartiers de nos principales villes ?
L’un des piliers centraux de légitimation de l’Etat se trouve être dans le monopole dont il est censé jouir en tant que fournisseur des prestations sécuritaires légitimes, notamment auprès des individus sur lesquels il exerce contrôle et autorité. Il s’agit en fait d’une véritable prérogative et d’une fonction dirait-on de souveraineté. L’inflation et la multiplication des agressions nocturnes dans nos grandes villes urbaines constituent donc un temps fort de la mise à nue des immenses faiblesses des appareils étatiques en charge de la sécurité des citadins. La montée en puissance du phénomène des agressions nocturnes, atteste du point de vue de nombreux citadins, une relative démission des autorités publiques, incapables d’assumer leur mandat de protection des biens des gens et de garantir leur droit à la libre circulation. En « renonçant » à exercer ses prérogatives notamment sur le temps nocturne en milieu urbain, les structures publiques en charge d’assurer la sécurité des personnes et des biens « légitiment » de manière passive le mode de production du métier d’agresseur qui pourtant constitue à plusieurs égards, un scandale civique et éthique. La multiplication des agressions nocturnes et de l’insécurité urbaine s’accompagne toujours en effet de la montée d’un discours social critique sur le laxisme des forces de l’ordre. C’est la montée de ce discours social critique sur les forces de l’ordre et leur incapacité à restaurer leur souveraineté sur le temps urbain nocturne qui sert de fond de légitimation et de base sociale de production  des pratiques informelles ou alternatives de prise en charge sécuritaire de soi, à travers l’explosion des comités d’autodéfense et le recours grandissants aux agences privées de sécurité. C’est aussi pour ces raisons que l’on assiste à un recours de plus en plus banal à cette juridiction de la rue, connue sous l’appellation de justice populaire.


Cette alternative est-elle efficace quand on sait que le glissement vers la délinquance pour certains membres de ces comités-parfois armés de gourdins et de machettes- est plus que probable ?
En fait, l’essentiel des comités de vigilance opérant dans les quartiers urbains font l’objet d’une reconnaissance légale dans les sous-préfectures et travaillent même souvent en étroite relation avec les forces de l’ordre dont ils assurent une fonction quasi supplétive. Officiellement, ils sont chargés principalement de l’identification et de l’arrestation des présumés bandits et autres assimilés. Le reste de la procédure punitive relevant des compétences reconnues de la police et des juridictions civiles appropriées. Dès lors, le groupe d’autodéfense ou encore le comité de vigilance selon l’appellation officielle s’organise en patrouille mobile. Les volontaires se relayant aux différents postes de garde. Il arrive que ces derniers disposent en effet comme armes de dissuasion, des machettes et des gourdins. Selon les cas extrêmement divers mais qui tendent à se ressembler, l’esprit de fond consiste à protéger la nuit, en la sauvegardant comme temps de repos, d’assoupissement et de jouissance paisible, pour les citadins. Il peut tout aussi arriver que le groupement n’informe pas les autorités et qu’il commence à exercer, filtrant ainsi la nuit tombée, les entrées du quartier et exerçant de fait, le temps de l’espace nocturne la responsabilité d’assurer la sécurité des personnes et des biens de leur secteur de compétence. Cet exercice informel de l’activité policière par des individus décidés à assurer eux-mêmes leurs propres sécurité n’est pas exempte de risque. Le plus probable est celui que vous évoquez. Le sentiment d’immunité qui habite ces membres des comités d’autodéfense est une arme à double tranchant. Les comités d’autodéfense pouvant être naturellement des pépinières pour le grand banditisme.

Vous évoquiez plus haut la multiplication des cas de justice populaire, comme conséquence de l’émergence des comités d’autodéfense. N’est ce pas une brèche ouverte pour la violation de la présomption d’innocence et des droits de l’homme ?

La notion de justice populaire peut paraître doublement trompeuse. Elle pourrait non seulement suggérer  une forme légitime d’administration de la justice, mais également faire croire  dans ses modalités d’institution  sociale, à une simple pratique marginale à laquelle se livreraient quelques groupuscules de personnes  excédés et désabusés par la montée de l’insécurité urbaine simplement. Pourtant sa banalisation  et le recours de plus en plus courant à cette pratique traduit bien non seulement un état d’esprit social, mais aussi,  dévoile la manière avec laquelle les autorités publiques rusent avec la criminalité, la gestion de la sécurité urbaine et les lois sociales admises.
En fait, la pratique de lynchage public et d’homicide collectif en vigueur sous l’appellation de justice populaire dans nos grandes  agglomérations urbaines servent bien objectivement les préoccupations des pouvoirs publics. L’on concède volontiers au sujet public urbain le droit  de faire administrer la mort à tous ceux qui sont suspects de banditisme. De ce point de vue la justice populaire apparaît non plus comme une simple pratique isolée de quelques citadins désabusés par la montée de l’insécurité, mais comme participant d’une politique passive et subtilement entretenue par les pouvoirs publics  eux-mêmes.  Dans cette perspective, les accusations de violation de droits de l’homme, ne peuvent pas explicitement mettre en cause les pouvoirs publics si les homicides les exécutions extrajudiciaires sont le fait de citoyens isolés. La relative indifférence des autorités publiques devant la multiplication des pratiques d’homicides publics pourrait rendre compte d’une réalité subtile : l’inflation des pratiques de justice populaire fait partie de l’arsenal des procédures  d’exceptions auxquelles  recourt de manière informelle l’Etat pour gérer la montée du grand banditisme et réduire le taux d’insécurité nocturne. Il ya un peu d’excès dans cette affirmation certes.
Cette banalisation de la criminalité repose tout d’abord  sur une conception sacrificielle de la gestion de l’insécurité. Les meurtres auxquels l’on est en fait témoin dans le quotidien de nos rues urbaines, semblent obéir à la caractéristique des meurtres rituels. L’esthétique funeste qui les accompagne en témoigne. D’ailleurs, le fonctionnement cathartique de cette pratique se vérifie par une sorte de sacralisation et de célébration des comités de vigilance à l’origine des arrestations. Ils tirent leur légitimité dans la mort qu’ils administrent publiquement à des présumés bandits et jouissent à cet effet d’un statut d’héros qui leur garantit une sorte d’immunité, devant certaines tentatives policières de les incriminer. Une telle pratique fonderait même  son efficacité sur une subtile apologie de la peine de mort en entretenant la croyance selon laquelle le meurtre public administré de manière spectaculaire et violente à un  agresseur, à un voleur, à un bandit ou présumé tel a une fonction dissuasive et  limitative du phénomène de grand banditisme. Ce qui n’est pas nécessairement vrai.

Les comités d’autodéfense sont-ils une solution alternative pour la sécurisation des personnes et des biens dans nos quartiers ?
Vous aurez compris ma réserve, même si je ne nie pas la relative efficacité sociale de ces regroupements dans certains contextes comme ceux qu’on a précédemment décrit. Toutefois, comme républicain, ces structures prospèrent toujours sur les défaillances structurelles de l’Etat. Ce sont ces défaillances qui encourageraient ainsi de fait les groupements para ou infra étatiques à prospérer sur des terrains délicats de la gestion de la sécurité urbaine, plus grave, en faisant le lit d’une socialité criminelle aux conséquences paradoxales. L’une d’elle portant sur la légitimation de fait du port d’arme et de groupements criminels masqués sous le couvert de groupement d’autodéfense. Sans oublier la question des règlements de compte : dans un contexte où prospère la juridiction de la rue que constitue la justice populaire, il suffit que l’on crie après vous  « voleur… », pour que tombe sur vous une meute de personnes qui sans explication vous brutalisent, et vous administrent les pires violences physiques. Il s’agit d’un usage ambigu aux effets pervers qui s’ils ne sont pas contrôlés avec civilité par des mécanismes structurels  pourraient déboucher dans un avenir pas lointain à un large et profond  processus de socialisation criminelle des individus, à la constitution d’une mentalité urbaine meurtrière et d’un esprit de vindicte dont  les effets sont  difficiles à prévoir.

Propos recueillis par Willy S. Zogo

 

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